Les destins de Clairette et Eugénie les
ont fait se croiser plusieurs fois dans le
même village, à quelques kilomètres de
Louvain. L'une est fille de général, l'autre
d'adjudant ; l'une est francophone, l'autre
flamande ; l'une a parcouru le monde,
l'autre ne s'est jamais éloignée de son lieu
de naissance. Elles ne sont en accord que
sur une chose : elles n'ont rien à se dire...
J'ai demandé à mes grands-mères de me
raconter leur vie. J'avais l'intuition qu'il
y avait quelque chose à comprendre dans
leurs paroles. Je voulais savoir pourquoi
je me sentais "sans terre", tiraillée entre
deux langues, deux classes sociales, deux
façons de ressentir le monde.
Elles ont ramassé leur vie pour que je
puisse écrire. J'ai passé des heures à les
écouter sans savoir ce qu'il fallait
demander. Je n'osais pas évoquer leur
rencontre, ou plutôt l'absence de
rencontre puisqu'elles n'ont fait que se
croiser. Je sentais qu'à cet endroit,
quelque chose semblait trop douloureux
pour être simplement raconté... et je
reconnaissais, dans cette douleur, une
part de moi-même.
J'ai longtemps porté leurs paroles, sans
savoir ce qu'il fallait en faire. Jusqu'au
jour où j'ai pensé : "Je vais les
convoquer dans une pièce, pour qu'elles
n'aient plus d'autre choix que de se
parler."
V. M.