L'ombre de Miquel Barceló
Inaugurer des « lignes de corps », vouées aux « territoires et aux échappées que la danse forme au contemporain », par un ouvrage poétique, lui-même inspiré par la peinture de Miquel Barceló, a peut-être de quoi étonner. Mais le corps conducteur du mouvement appelle de multiples affluents. En alchimiste des alliages, Josef Nadj a construit, depuis la toute fin des années quatre-vingt, une oeuvre qui s'est nourrie de sa propre culture slavo-hongroise, mais aussi des élans émancipateurs du jazz et des musiques improvisées, de sa fréquentation d'artistes peintres et sculpteurs, et de la lecture d'auteurs cultes. Dans le champ littéraire, des écrivains tels que Kafka, Büchner, Borges, Beckett, Roussel, et tout récemment Michaux, ont été le combustible d'un théâtre en chair et en ombres dont Nadj tire les ficelles, de spectacle en spectacle. Contemporain et ami de Nadj (tous deux sont nés à Kanizsa, en Voïvodine, une province de l'ex-Yougoslavie à forte minorité hongroise), Ottó Tolnai tient une place à part dans ce panthéon. L'ombre de Miquel Barceló est l'une des premières oeuvres de Tolnai, un auteur largement consacré dans la littérature hongroise, à être traduite en français. Le dessin et la peinture sont, pour Josef Nadj, d'autres jardins secrets, liés à sa formation initiale à l'École des Beaux-Arts de Budapest. Et loin des lieux d'exposition, il n'aime rien tant que rencontrer les artistes qu'il vénère (il alla notamment rendre visite à Balthus, peu avant sa mort, en Suisse) et flâner dans leurs ateliers. C'est ainsi que le chorégraphe s'est peu à peu faufilé dans l'atelier parisien de Miquel Barceló, allant jusqu'à y passer des nuits entières. De cette patiente complicité entre deux artistes exceptionnels qui sont l'un et l'autre des artisans de la matière, est né le projet commun d'un « duo », Paso Doble, créé en juillet 2006 au festival d'Avignon.
Et l'on ne s'étonnera pas que dans L'ombre de Miquel Barceló, Ottó Tolnai évoque par moments une autre ombre, celle de Josef Nadj, présence énigmatique qui fait souterrainement lien entre la profondeur du tableau et celle du poème.