Plus qu'un roman d'aventures, Lord Jim est un récit initiatique et une sombre parabole sur le destin de l'empire britannique. Jim, l'idéaliste romantique, est dépossédé de son acte au moment même où il le commet et reste hanté par les rêves de l'illusion romanesque. Courage et lâcheté, solidarité et trahison s'enchevêtrent au point que tout jugement moral se brouille dans une irréalité où seules subsistent la solitude et la mort. Vacillant entre pulsion de mort et accomplissement sacrificiel, Jim est à la fois juge et accusé, coupable et victime, bouc émissaire et figure tragique. Dans un Patusan où le primitivisme de Conrad se colore de pessimisme post-darwinien, la jungle archaïque apparaît assez menacée par l'entropie et la barbarie. Par son tournoiement de témoignages et ses dislocations chronologiques, la narration devient un kaléidoscope où toute vérité absolue se dissout, annonçant les expérimentations modernistes et le montage cinématographique. La voix du narrateur Marlow ne peut alors que tâtonner dans une obscurité grandissante, laissant finalement le lecteur au «centre d'une formidable énigme».