En 1972, à soixante ans, Odyssèas El(...)tis est reconnu en Grèce et ailleurs comme l'un des poètes majeurs de l'époque. Il va bientôt recevoir le Nobel. Et voilà que cet imposant poète, apparemment voué aux compositions les plus sérieuses, publie un recueil de chansons !
Pas des poèmes, des chansons : c'est lui-même qui le souligne dans sa petite préface. En fait, tout est petit dans L'R de l'Éros : petites strophes, petits vers très courts, on dirait des comptines, des berceuses, des fabulettes, dont les jeux sonores (rimes ludiques, onomatopées rigolotes) rappellent eux aussi les petits poèmes pour petits enfants. D'où l'étonnement des spécialistes, qui commentèrent l'objet incongru avec une condescendance un peu gênée.
Pourtant, il suffit de se pencher sans a priori sur ces miniatures pour y retrouver tout entier, non pas sans doute l'El(...)tis des grandes fresques lyriques ou héroïques, mais l'autre, l'amoureux de la nature grecque, des îles et de la mer sous le soleil, de la Femme surtout - - de tout cela dont il vécut émerveillé, illuminé.
On entend ici, au lieu du grand orchestre et des choeurs d'église, une guitare seule ou un flutiau, une voix nue. Mais ce dépouillement sert d'écrin à une débauche d'images, à une vaste circulation d'imaginaire entre terre, mer et ciel. L'immensité ici reste à la taille humaine : pas de vertiges métaphysiques profonds, mais l'ivresse légère de savoir voler, en plus de l'euphorie sonore que nous instille un magicien des mots. Ce qui n'empêche pas le mystère et la mélancolie de pointer le bout de leur nez, comme dans les « grands » recueils d'El(...)tis, ceux de la fin surtout. Mais en refermant L'R de l'Éros, cette petite chose immense, les hiérarchies entre genres plus ou moins nobles semblent soudain dérisoires.