Le chaos définit notre siècle.
Rien d'apocalyptique dans cette affirmation, qui ne condamne pas nécessairement le monde à l'état de cendre et de poussière. Le chaos définit simplement l'imprévisibilité, l'imprédictibilité et l'incertitude de nos sociétés complexes et instables dont l'homme maîtrise de moins en moins l'évolution. Jusqu'à aujourd'hui notre morale reposait essentiellement sur la maîtrise. Il nous faut maintenant apprendre à vivre autrement, c'est-à-dire en fonction de l'immaîtrisable. Ce qui ne signifie pas qu'il faut consentir au chaos comme s'il nous était destiné. Le chaos n'est ni bon ni mauvais, il n'est ni pour l'homme ni contre l'homme : il lui est étranger. Et c'est pourquoi il requiert au fond de nous une force qui, sans prétendre accéder à la maîtrise du monde, nous permette d'assumer et d'affronter son étrangeté. Cette force, je l'appelle « l'Empire de soi ». L'Empire de soi se distingue de la maîtrise de soi. Il s'agit non pas pour l'homme de dompter les énergies et les pulsions qui le traversent, mais, au contraire, de faire l'expérience initiale de son impuissance face au chaos du monde, afin de construire, à l'épreuve de sa faiblesse et de ses fragilités originaires, sa force la plus propre. Morale et chaos décrit ainsi les étapes de la constitution de cette force que le sentiment même de notre impuissance permet de constituer, sans fondement, mais par notre seule capacité à endurer le temps et à s'y maintenir pour mieux y passer et le faire passer à travers lui-même.