Rome et ses monstres
Au premier siècle avant notre ère, l'effondrement de la République romaine au profit de l'Empire survient au terme d'une longue période de crises et de conflits : des troubles provoqués par les Gracques aux guerres civiles opposant successivement Marius et Sylla, César et Pompée, Octave et Marc-Antoine, de la « guerre sociale » à la révolte de Spartacus, de la conjuration de Catilina aux émeutes sanglantes provoquées par Clodius et Milon, Rome subit une succession de terribles traumatismes. Fait sans précédent, la société romaine est au prise avec le sentiment de connaître une dégradation morale non pas seulement individuelle, mais aussi collective, qui menace son existence même.
La confrontation à une série quasi-ininterrompue de conflits, la remise en cause d'un système considéré par ceux qui le défendent comme le fondement de la civilisation, vont conduire les intellectuels à s'interroger sur la nature du mal et à tenter d'expliquer son surgissement. Comment une société peut-elle en arriver à ce degré de violence civile ? Par quel mécanisme un homme peut-il devenir le meurtrier de ses propres concitoyens ? Certains doivent-ils être tenus pour individuellement responsables de ces événements ? Ou bien existe-t-il une responsabilité collective ? Pour la première fois dans la pensée romaine, apparaît le projet d'expliquer la nature dans sa globalité, jusque dans ses manifestations les plus spectaculaires et les plus horrifiantes.
Les philosophes Lucrèce et Cicéron vont s'appliquer à théoriser l'idée d'un au-delà de l'anormalité, d'un écart insupportable par rapport à la norme, signant ce qu'il est permis d'appeler « l'acte de naissance » de la notion de monstruosité.
L'objet de cette étude est de rendre compte de l'événement conceptuel majeur que constitue l'élaboration - entre philosophie, rhétorique et religion - d'une définition du monstre dont les échos retentissent encore vivement dans la conscience contemporaine occidentale.