On croit que Nietzsche affirme inconditionnellement le corps et
la vie. Mais, en mettant le corps «à la place de l'âme et de la
conscience», il n'aurait rien fait d'autre que d'incarner la subjectivité
des Modernes dans la corporéité, poursuivant jusqu'à son terme
l'«achèvement des Temps modernes» (Heidegger). Nous contestons
ces deux hypothèses. Le «concept de Dionysos» (Ecce Homo)
ne conduit ni à l'affirmation inconditionnelle de la vie, ni à celle des
corps vivants que nous sommes, mais à leur critique, à la première
tentative d'une critique de la chair.
Si la critique qui s'engage ainsi reprend celle de Kant, elle se déplace
dans un tout autre domaine. Il ne s'agit plus de partir des réquisits
de la connaissance, ni de l'expérience et de son besoin d'unité, mais
des exigences de l'excès du flux (Dionysos) - qui réclame d'être délimité
(Apollon), puis incorporé, organisé et aimé par une oreille en
chair (Ariane). Ce qui se trame entre Dionysos, Apollon, Ariane et le
Crucifié n'est pas un ornement littéraire. C'est la première histoire
philosophique de l'amour (et du désamour) entre la chair et le flux.
Ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud,
docteur et agrégée de philosophie, Barbara Stiegler enseigne
au lycée Louise-Weiss d'Achères (Yvelines).