Vers trois heures de l'après-midi, les canons de chasse de l'ennemi commencèrent à porter dans nos agrès. Nous carguâmes alors une partie de nos voiles ; nous présentâmes le travers à l'Alceste, et nous fîmes un feu roulant auquel les Anglais répondirent avec vigueur. Après environ une heure de combat, notre capitaine, qui ne faisait rien à propos, voulut essayer l'abordage. Mais nous avions déjà beaucoup de morts et de blessés, et le reste de notre équipage avait perdu de son ardeur ; enfin nous avions beaucoup souffert dans nos agrès, et nos mâts étaient fort endommagés. Au moment où nous déployâmes nos voiles pour nous rapprocher de l'Anglais, notre grand mât, qui ne tenait plus à rien, tomba avec un fracas horrible. L'Alceste profita de la confusion où nous jeta d'abord cet accident. Elle vint passer à notre poupe en nous lâchant à demi-portée de pistolet toute sa bordée ; elle traversa de l'avant à l'arrière notre malheureuse frégate, qui ne pouvait lui opposer sur ce point que deux petits canons. Dans ce moment j'étais auprès de Roger, qui s'occupait à faire couper les haubans qui retenaient encore le mât abattu. Je le sens qui me serrait le bras avec force ; je me retourne, et je le vois renversé sur le tillac et tout couvert de sang. Il venait de recevoir un coup de mitraille dans le ventre.
Le capitaine courut à lui : « Que faire, lieutenant ? s'écria-t-il.
- Il faut clouer notre pavillon à ce tronçon de mât et nous faire couler. » Le capitaine le quitta aussitôt, goûtant fort peu ce conseil.
Allons, me dit Roger, souviens-toi de ta promesse.
Prosper Mérimée, La Partie de trictrac.
Le livre : La Partie de trictrac, Federigo, Lokis, Il Viccolo di Madama Lucrezia, Les Sorcières espagnoles, La Vénus d'Ille, 6 nouvelles, texte intégral.
Le CD : La Partie de trictrac, Federigo, 2 nouvelles lues par Laurent Magnin, durée 67 minutes, texte intégral.