Une femme sombre, la tête penchée, écoute quelque chose - une voix de femme, une voix d'homme ou l'appel de l'autoroute, nuit après nuit, du métal file le long de la côte, vers le sud, au-delà des eucalyptus, des cyprès, les empires agro-alimentaires,
le saladier du monde, le brrr des petits avions qui vaporisent les fraises, chaque baie cueillie par une main en étroite communion, du sang de fraise sur le poignet, du malathion dans la gorge, une communion
Ainsi s'ouvre l'Atlas du monde difficile d'Adrienne Rich, d'une voix lyrique familière, intime. Une voix de femme américaine, porteuse de tradition, une voix whitmanienne, transcendantaliste, et gauchissant cette tradition pour l'élargir, en sortir, en naître, pour ainsi dire.
Lire Adrienne Rich, c'est acquérir une vision cinématographique : du survol des vastes paysages américains à la descente dans les gestes et les attitudes les plus quotidiens, le reportage de l'oeil et de la sensibilité étant soumis à un montage, c'est-à-dire repensé.
L'humain est là, à vif, et nous entrons dans les continents accidentés et assombris de ce monde, à travers les contrées de la mémoire comme à travers les paysages du présent. Nous venons à la rencontre intime de figures de la vie quotidienne et de l'histoire qu'Adrienne Rich juxtapose. Par l'écriture, la poétesse se livre à une exploration concomitante du moi et du monde.
Il y a chez Adrienne Rich une adhérence à la vie ; et je dirais volontiers que son oeuvre est sismographique, elle permet d'élargir au monde l'enregistrement sensible de qui ne s'isole pas, mais prend en compte les autres, engagée dans les conflits et la lutte qui se mènent pour aller de l'inconscient au dicible, puis à l'action. Sa poésie, dit-elle, est « une longue conversation avec les aînés et avec le futur ».