Vers la fin de sa vie, Gauguin reprochait aux impressionnistes d'avoir cherché « autour de l'oeil et non au centre mystérieux de la pensée », identifiant ainsi le but et le lieu de sa propre recherche. Mais qu'entendait-il au juste par « centre mystérieux de la pensée » ? C'est ce que cette étude entreprend de découvrir grâce à un examen de première main de l'ensemble de son oeuvre, aussi bien céramique et sculpté que peint, dessiné, gravé et écrit. Il en résulte une compréhension profondément renouvelée d'un artiste qui comparait son art au langage symbolique de Jésus et distinguait les initiés de ceux pour qui « le livre est cacheté ». Une cohérence inaperçue relie ainsi l'ensemble de sa production, des débuts comme « peintre du dimanche » - voire de l'enfance péruvienne - aux « dessins-empreintes » et aux spéculations philosophiques du dernier séjour polynésien. Elle repose sur l'exploration par Gauguin des rapports entre perception, cognition et imagination, ainsi que sur sa curiosité vorace pour la psychologie, l'ethnologie, l'histoire des religions et les sciences naturelles, sans oublier l'art de tous les temps et de toutes les cultures. Le regard aiguisé de l'artiste découvre en effet dans l'art non occidental ce qu'à
propos des tapis persans il appelle « un dictionnaire complet de cette langue de l'oeil qui écoute ». Ce langage non verbal permet à Gauguin de produire un « sens parabolique à deux fins » à l'aide d'une « abstraction » qui, loin de poursuivre un idéal aniconique, vise l'ambiguïté et la polysémie visuelles. C'est ainsi que l'océan d'un paysage breton révèle une effigie de l'artiste, que l'enceinte d'un lieu sacré tahitien recouvert de végétation tropicale met en scène la polarité sexuelle et le processus de génération, et qu'une tête de nouveau-né se métamorphose en divinité marquisienne en passant par un rocher anthropomorphe.
« Le creuset de Gauguin est le cerveau », écrivait en 1896 Jean Dolent. C'est à s'en approcher qu'invite cet ouvrage écrit dans un style exigeant mais limpide. En plus de renouveler l'étude de Gauguin, il montre comment dépasser l'alternative du formalisme et de l'iconographie en mobilisant rigoureusement les facultés associatives du sujet perceptif pour atteindre et interpréter la part « suggestive » de l'art.