L'ensemble des observateurs s'accorde à repérer une inflexion majeure dans le parcours intellectuel de Pierre Bourdieu entre 1982 et sa disparition en 2002. Alors que sa sociologie revendiquait de longue date une dimension « critique », l'engagement de Bourdieu dans le mouvement social de 1995 accélère un positionnement plus ambitieux. Il entend, en effet, offrir un substitut attractif à un référent marxiste totalement démonétisé et redéfinir les termes d'une pensée radicale. D'une part, l'ennemi est clairement identifié : la « mondialisation néolibérale » qui plie les sociétés aux lois du marché et détruit les acquis de l'État-providence. D'autre part, une nouvelle avant-garde est désignée : il ne s'agit plus d'un parti de type léniniste mais d'une élite intellectuelle adossée aux ressources de la sociologie critique, qui apportera aux forces de résistance la rigueur scientifique et la lucidité politique qui leur font trop souvent défaut. Enfin, la « Pensée Bourdieu » s'emploie à définir une « utopie rationnelle » et à proposer à la multiplicité des mouvements sociaux un horizon concert d'émancipation. Pourtant deux considérations nous incitent à nuancer la portée de cette mutation. Bourdieu n'est jamais revenu sur la détestation que lui ont toujours inspirée les principes et les procédures démocratiques. De plus, il aura porté à son paroxysme une célébration de la figure de l'intellectuel critique qui était déjà au coeur de son engagement sociologique. Au final, la visée utopique qui était la sienne se résumera à une stratégie plus modeste afin d'ancrer un vrai « pouvoir intellectuel » au sein d'une société qui subordonne toujours plus l'autorité des intellectuels à leur visibilité médiatique.