« Pierre était maintenant un grand garçon.
Savait-il que, selon le règlement, il devait quitter leur chère maison à seize ans ? Que l'administration de l'Assistance publique envisageait de le placer chez de braves paysans qui le feraient dormir dans une grange, près de la fosse à purin ou chez des artisans qui mettraient généreusement un cagibi à sa disposition, partageant son gîte avec un corniaud, puant et plein de puces, seul être à lui porter une certaine affection. Ensuite, à dix-huit ans, on l'enverrait à l'armée afin de clore une jeunesse si heureuse, si prometteuse, et de le mettre au service de la France. Puis, on ferait de lui un brave ouvrier, exténué par des journées trop longues, définitivement dompté, une médaille du travail en récompense de sa vie de labeur, un petit cadeau du patron, un homme si généreux, toujours la même boîte de chocolats, offerte le jour de sa mise au rebut. Il pourrait mourir tranquille, regretté de tous et de personne. Bien entendu, il se serait marié avec une bonne pondeuse qui lui aurait fait quatre enfants. »
C'est ainsi que le directeur de l'orphelinat imagine la vie de Pierre
Trouvé, orphelin de père et de mère, laissé à la charge de la Nation
en février 1894.
Elle aurait pu se résumer ainsi cette existence, de façon froide
et linéaire, à l'opposé du récit kaléidoscopique que nous propose
Roland Saussac. Des montagnes de l'Ardèche, aux champs de
bataille de la Grande Guerre, en passant par Valence, Voiron, Lyon,
Casablanca, Roanne ou Paris... Au gré des pérégrinations ou des
fantasmagories de son personnage principal, l'auteur écrit pour
nous - avec des effets de réel saisissants - la destinée d'un héros
ordinaire du XXe siècle.