Aujourd'hui où la transmission scolaire ou médiatique des oeuvres littéraires semble
de moins en moins évidente, il s'avère aussi inopportun de s'en scandaliser que d'en
accepter l'inéluctable déclin. Il faut, au contraire, comprendre historiquement le statut
particulier des textes littéraires et comment s'est constituée, dans nos sociétés, une
«mémoire des oeuvres». Mais si l'histoire sert simplement à déconstruire le canon des
grandes oeuvres ou à ramener les créations d'un auteur à leur contexte le plus factuel,
elle annihile les différences de valeur sans prendre en compte la valeur des différences.
Il s'agit donc de ne pas escamoter rapidement la dimension esthétique des oeuvres. Loin
de dissocier histoire et esthétique, il apparaît, à l'inverse, indispensable de mettre à
l'épreuve leurs liens.
Cet essai ne tente pas pour autant de fournir des recettes ou des méthodes pour
l'histoire littéraire. Il tâche, de façon plus fondamentale, de dégager les conditions de
possibilité d'une histoire esthétique de la littérature. Cela implique de réexaminer les
principes mêmes du discours historiographique, de penser en particulier son rapport
au temps, et de saisir les rôles spécifiques joués par les oeuvres littéraires dans cet ordre
temporel. Cela oblige aussi à réfléchir sur le statut exceptionnel ou non des oeuvres
esthétiques au sein des productions courantes du discours. Cela force enfin à appréhender
le lieu commun entre les textes littéraires et les pratiques langagières. À chaque
fois, il s'agira de penser comment les oeuvres sont simultanément «signes d'histoire» et
«résistances à l'histoire», mises en oeuvre contingentes et exemplarités des situations.
L'enjeu ne consiste donc pas simplement à redonner à la littérature une place
centrale dans nos pratiques quotidiennes, mais à comprendre, dans une perspective
historique, comment des oeuvres littéraires ont survécu au contexte de leur production
et comment cette «survie» en dit très long sur la vie elle-même : vie d'autrefois comme
vie d'aujourd'hui.