Quel peut être l'intérêt, pour la philosophie et pour les philosophes, d'un texte surréaliste écrit à quatre mains (L'Immaculée Conception), d'une fiction érotique en forme de récit de rêve (Histoire de l'œil), ou encore d'une autobiographie interminable écrite par un poète reconverti à l'ethnologie (La règle du jeu) ? Le présent ouvrage se propose d'apporter une réponse à cette question, en engageant une réflexion plus générale sur le statut philosophique de l'expérience littéraire.
Car la littérature est envisagée ici, à partir de quelques-unes de ses productions singulières, non pas seulement comme l'objet d'une réflexion d'ordre esthétique, mais avant tout comme le lieu où s'élaborent des formes de pensée spécifiques, qui s'effectuent directement dans les textes des écrivains. Précisément, dans les trois études rassemblées dans cet ouvrage, l'auteur s'attache à montrer comment la littérature s'ingénie à faire de la philosophie, avec des moyens et selon des modalités qui lui sont propres. Ce travail littéraire de la pensée s'organise ainsi autour d'une question aussi fondamentale qu'inépuisable : «Qu'est-ce que l'homme ?». A travers la simulation de délires mentaux présentée dans L'Immaculée Conception, la plongée dans l'obscène proposée par l'Histoire de l'œil et la patiente (et vaine) épreuve de soi entreprise dans La règle du jeu se dessinent ainsi les contours d'une véritable anthropologie littéraire, marquée du signe négatif du manque et de l'insatisfaction, retournés en conditions de possibilité et de légitimation de l'écriture littéraire. «L'homme est ce qui lui manque», écrit Bataille dans une note. C'est ce manque qu'il faut dire, pour le combler et reconstituer la figure idéale d'un homme «total» (chez Breton et Eluard) - ou au contraire pour le creuser et faire apparaître la figure vide d'un sujet dépossédé de lui-même dans son propre désir ou dans l'écriture de soi (chez Bataille et Leiris). Une fois reconnue dans son opérativité spéculative, la littérature n'apparaît alors plus étrangère à l'ordre du savoir, auquel elle participe au contraire activement, de manière indirecte mais non moins essentielle. A travers les textes de Breton et Eluard, de Bataille et de Leiris, écrits en marge des premiers développements de la sociologie, de la psychanalyse et de l'ethnologie «à la française», c'est ainsi l'espace de constitution des sciences humaines qui se trouve élucidé et délimité de manière proprement critique.