Quand le langage est déserté par le dieu, nous sommes la proie de la
morsure forcenée du non-mot, un insensé qui nous dévore le corps depuis
l'intérieur de la voix. Il n'existe pas de pire inégalité que celle des êtres devant cette
souffrance. Patrick Laupin explore cette présence du non-mot, dans ces Ravins, qui
sont ceux de l'expérience de son langage, abîmes où il nous retient, au fond desquels
toute la poésie est là, non écrite. L'effroi qui repousse le langage dévale par tous les
pores du paysage où l'enfant n'a de refuge que dans l'épicentre clair et apaisant de
l'oeil du cyclone, pendant qu'il répand l'intonation de la mort dans le plus infime
soupçon d'inspiration. Comment être capable de rester seul avec cette chose et avoir
le courage de l'écrire ?
L'enfant débarque dans ce continent immergé du non-mot, où tous les chemins
conduisent à l'égarement et où il apprend à lire dans la vaste existence du mot
maman. Mais les mots veulent qu'on ne renie pas leur vie secrète, qu'on recrée du
rythme. Un mur invisible sépare ce que l'on sent de ce que l'on rêve, l'écriture est la
folle espérance de retrouvailles, une personne dans le corps invisible des émotions.
De l'amour fou de maman qui constitue l'ombilic du livre, il ne sortira que par un
désir insensé de retour et par une ultime rencontre privée d'étreinte qui fait du
rêve une réalité, où l'émotion se transmet sans obstacle. Il faut alors le pacte de
l'expérience poétique entre la voix de l'enfant et l'écriture pour concilier le rêve et
la réalité en vue de l'élan nécessaire, en ignorant à jamais s'il faut devenir le ravin
du monde ou descendre accompagné de quelqu'un.
Quiconque écoute tient en vie son prochain. Mais ce gravir est comme précédé
d'un ciel de toutes les douleurs à l'envers.
Un Livre a nom sans bruit, il a pitié du très seul, il se tient dans la droiture
de son événement, son silence contient autant de vertige qu'un brin d'herbe
au matin.
Ravins est à Patrick Laupin ce que les Visages et les Voix (première édition 1991)
est aux mineurs des Cévennes, le Courage des oiseaux (première édition 1998) aux
enfants en échec scolaire, l'Homme Imprononçable (2007) à ceux-là rencontrés
«pourvoyeurs d'abîme» et autres compagnons du silence.
Andrea Iacovella