La place généralement attribuée à Kierkegaard dans l'histoire de la
philosophie témoigne toujours d'un certain embarras. Lui qui,
ironiquement, prétendait avoir, au moment même où il écrivait, une
place déjà réservée dans la grande nécropole des philosophies disparues, il
n'a cessé d'importuner ceux qui ont voulu l'enterrer. Qu'était-il ? Philosophe
anti-hégélien, incarnant la réaction de la subjectivité concrète contre le
système abstrait de la métaphysique à son achèvement ? Père de
l'existentialisme ? Chrétien torturé ? Ironiste et «penseur privé» ? Polémiste ?
«Poète du religieux» ? Simplement écrivain ? Cet essai voudrait montrer
que cette incertitude tient au fait que Kierkegaard ne construit pas seulement
des catégories philosophiques qui vont marquer l'histoire de la philosophie
au XXe siècle, de Heidegger à Gadamer ou Wittgenstein, mais qu'il invente
surtout une nouvelle manière de philosopher. Car la «pensée existentielle»,
une philosophie qui veut penser le fait même de l'existence dans ce qu'il a
d'irréductible au Concept, nécessite un autre discours - une autre façon de
parler, de bâtir des concepts, mais aussi de s'adresser au lecteur et de se
faire comprendre de lui. Et pour remplir cette exigence, la littérature peut
venir au secours de la philosophie : elle construit des fictions et installe un
philosophe en première personne dans un discours jusqu'alors funestement
voué à l'impersonnalité, elle se donne un lecteur singulier et des jeux
complexes de représentation qui doivent indiquer ce qui échappe généralement
à l'objectivité du discours. Il faut alors moins examiner le contenu de cette
philosophie que la forme qui en rend possible la production, cette singulière
façon de philosopher, cette manière de philosopher au singulier et pour le
singulier - la réinvention de l'acte de philosopher et d'écrire.