Ce sentiment de « prendre la vie du bon côté », de pouvoir s'amuser de tout, le Chef l'éprouvait déjà autrefois quand il exerçait d'autres métiers, chaque fois, oui, à chaque fois, il le ressentait il le ressentait il le ressentait pour de bon, même quand il arrachait la peau du tigre, ou quand il était assis à son bureau. Dans les 2 K, il a toujours toujours eu l'impression de de de jouer un rôle, de jouer le « /rôle » de de de de quelqu'un d'autre. Mais au fait, quel est donc le « personnage » que je suis en train de jouer à présent ?
Personnage à l'identité « mutilée », le narrateur de ce monologue est un vagabond apatride, borgne, échoué à Taïwan. Non dépourvu de culture et d'esprit, il tient par-dessus tout à ce qu'on le respecte. S'il se surnomme lui-même « le Chef », il ne sait en fait qu'aboyer ou bégayer dans le conflit qui l'oppose sans cesse à la langue chinoise. Ses soliloques nous font passer de la modernité orgueilleuse des années 1970 à la « postmodernité » vaniteuse du XXIe siècle. Mais le véritable héros de ce livre, c'est la langue elle-même, qui tourne en dérision tout ce qu'elle touche, à commencer par les devins, ces demi-dieux qui auraient créé l'écriture dans les temps les plus reculés, ensuite les lettrés-fonctionnaires, qui tiennent à leurs privilèges plus qu'à leur raison... Reste à jeter le cadavre du mandarin dans le ruisseau des voyous et des prostituées, au langage corporel déstructuré.
Écrit dans une langue offensive, ce roman suscita l'admiration dès sa parution des deux côtés du détroit de la mer de Chine : il est reconnu comme l'expérimentation la plus radicale en langue chinoise, mêlant expressions anciennes, syntaxe débridée et rythmes implacables.