En choisissant le thème de l'homme mûr qui se penche sur son passé, Jules Marouzeau prenait le risque du « déjà vu ». Il nous livre pourtant un texte original et de grande valeur. Y contribuent l'évocation poétique et humoristique de souvenirs qui éclairent la période charnière des débuts de la IIIe République, l'émotion sensible et retenue, la maîtrise exceptionnelle de la langue. Linguiste émérite, Marouzeau mêle spontanément à son écriture le parler creusois, accentuant ainsi le rendu quotidien de ses souvenirs. Il le fait avec un souci d'exactitude qui n'exclut pas le pittoresque, et suggère des correspondances entre le vécu d'une population et son mode d'expression. L'accompagnement de cette réédition par Daniel Dayen permettra de mieux connaître un homme au destin inattendu.
Je n'ai pas plus que d'autres gardé de mon enfance une image totale. L'essentiel souvent est effacé ; des détails demeurent : parfois ils se présentent avec leur couleur, leur relief, et la sensation même qui les accompagna ; le plus souvent, la mémoire n'aperçoit d'abord dans l'obscur passé qu'une lueur, une forme indistincte ; puis, à mesure qu'on s'y attache, les contours apparaissent et se précisent, ainsi que dans la nuit tombante, si l'on fixe une étoile d'abord découverte, on en fait naître d'autres à l'entour, jusqu'à peupler bientôt tout un coin du ciel.