Tous les éléments de notre vie quotidienne sont «esthétisés» de manière plus ou moins importante : les journaux sont remplis d'images, presque tous les objets utilitaires sont investis par le design, les villes sont décorées de monuments, les jardins sont multipliés en tous lieux. De manière plus déconcertante, nous pouvons prendre aussi plaisir au spectacle de la guerre, ou des ruines : lorsque nous regardons à la télévision un documentaire sur la guerre du Vietnam, présenté sur un mode narratif, il est accompagné d'une musique. Quel est le rôle de cette musique ? Enfin, notre expérience esthétique est souvent associée à des «messages» : les artistes dénoncent la guerre, critiquent la société, revendiquent des accès privilégiés à la liberté, à la vérité, à l'authenticité ou à l'absolu...
Comment définir alors les «sentiments esthétiques», au regard de cette complexité des objets vers lesquels ils se portent ?
Ce livre essaie de repérer la spécificité d'une expérience esthétique : celle-ci intervient lorsqu'il y a plaisir dérivé des formes du monde, dans leur stylisation propre ; le phénomène du style est ainsi un des aspects centraux de la vie sociale. Mais ce plaisir est lié à des perceptions qui dépendent elles-mêmes de croyances et de présupposés. Deux objets très similaires par leurs propriétés effectives pourront ainsi être appréhendés de manière très différente suivant la diversité des croyances que nous avons vis-à-vis d'eux (par exemple s'il s'agit d'un original ou d'une copie).
La thèse de ce livre est ainsi de souligner que les plaisirs esthétiques, comme les «valeurs» esthétiques qui leur sont associées, interviennent à partir de croyances préalables, dans le cadre général d'un rapport «cognitif» au réel. Ces croyances obéissent à une logique propre. Elles peuvent faire l'objet d'une rationalisation, en sorte que l'analyse des sentiments esthétiques quitte le registre de la subjectivité ou de l'irrationnel.