1919. Elsa Triolet a 23 ans quand elle séjourne avec André, son mari, à Tahiti. Dépaysement à la fois inquiétant et merveilleux,
entre témoignage et fiction, À Tahiti, écrit en russe et traduit par l'auteur elle-même, puise sa force dans la capacité d'observation et d'étonnement
d'Elsa Triolet. L'auteur s'intéresse, dans cette île aux antipodes de sa Russie natale, tout autant aux différences qu'aux proximités
d'une même humanité. Belle-soeur et traductrice de Maïakovski, amie de Gorki et compagne de Louis Aragon, Elsa Triolet (1896-1970) reçoit
le prix Goncourt en 1944 pour son recueil de nouvelles, Le Premier Accroc coûte deux cents francs.
Nous allions tout d'abord sur l'eau, puis sur terre, puis encore sur l'eau. Les océans se distinguent par la vague : l'un l'a courte et
serrée - on monte on descend on monte on descend -, tantôt c'est la proue, et tantôt la poupe qui reste suspendue dans les airs ; l'autre a la
vague longue et lente, le paquebot s'y loge en entier et la descend comme un traîneau la pente d'une montagne. Tout d'abord nous voguions
emmitouflés dans les fourrures, entortillés dans des lainages, puis avec rien que du blanc transparent, de la toile. Nous mettions nos montres
à l'heure nouvelle. On a franchi l'équateur. Le paquebot est entré dans la rade pour vingt-quatre heures, le temps de charger charbon et
victuailles, et s'en est allé. Nous, nous sommes restés, avec de l'eau tout autour. Nous nous dirigeons vers l'hôtel. C'est le soir et il pleut. Nous
marchons à travers un épais mur d'eau tiède. L'air est fait d'un parfum sucré de vanille. J'ai du mal à traîner mes jambes lourdes, mon corps
liquéfié. Ne pourrait-on pas, tout de suite, sans attendre, partir pour n'importe quel pays ordinaire, un pays comme tous les pays ? Un bâtiment
à étage, une terrasse longue et étroite comme un couloir, plusieurs portes. Une grande pièce presque vide, une bougie, un lit encombrant...