S'il fallait user des catégories littéraires classiques, Apologie
de la fuite pourrait être lu comme un roman d'éducation :
c'est l'histoire d'un adolescent aux prises avec le monde des
adultes. Preis a perdu sa mère lorsqu'il était bébé (on lui a dit
qu'elle s'était noyée), et a été élevé par son père, remarié avec
une indigène. Preis est peintre. Son enfance s'est déroulée
dans la contrée imaginaire d'Ijma, située dans une région
perdue de la Sibérie et peuplée pour une part d'indigènes,
mais surtout de... Juifs soviétiques, relégués ici en 1953,
comme ce fut prévu par Staline. Livrés à eux-mêmes,
les survivants reproduisent un mode de vie qui devient la
quintessence du modèle soviétique. Le langage, surtout,
est l'objet d'étranges déformations : les mots empruntés
à la propagande, transportés loin de la source du pouvoir,
vivent leur aventure propre, qui atteint à la folie.
Le livre, sur lequel plane l'ombre de Chostakovitch, a une
structure musicale. Il conjugue une réflexion des plus subtiles
sur la question de l'identité à une aventure de langage
déstabilisante cocasse et jubilatoire.