Auteur déclaré d’un ouvrage sur Dostoïevski et d’un autre sur Rabelais, Mikhaïl Bakhtine a été promu au rang de « plus grand spécialiste de la littérature du XXe siècle», au terme d’un double processus : la publication d’un ensemble de ses anciens manuscrits d’une part ; et l’affirmation de ce qu’il était l’auteur effectif de la plupart des textes des années vingt signés par Medvedev et par Voloshinov, ses « amis » trop tôt disparus, d’autre part. Bien que la thèse d’une substitution d’auteurs n’ait reposé que sur les déclarations de Bakhtine, ce double processus a donné naissance à la Bakhtin Industry, caractérisée par l’élaboration de très créatives hypothèses sur les conditions de rédaction des écrits signés de ses amis, ainsi que par la publication de multiples études visant à démontrer l’unité et la cohérence de l’œuvre bakhtinienne.
A la fin du XXe siècle cependant, la publication de travaux d’archives et d’entretiens avec Bakhtine a fait apparaître que celui-ci avait menti sur sa biographie et sur les conditions de sa participation à l’élaboration des textes disputés. D’autres recherches ont montré que la datation de ses manuscrits initiaux avait été falsifiée, et que nombre de ses écrits relevaient largement du plagiat.
Les conclusions de Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota conduisent à s’interroger sur les motivations de l’usurpation bakhtinienne ainsi que sur l’origine véritable de divers textes signés de son nom ; elles imposent tout autant de saisir les raisons pour lesquelles, dans divers courants des sciences de la littérature, se maintiennent la croyance en l’existence d’un unique corpus bakhtinien homogène et la célébration du génie multiforme de son auteur.