Notre défi invisible, ce sont des carnets écrits presque au jour le jour, des notes, des bouts de phrases, des dessins sur papier, admirateurs zélés de la vie qui passe, meurt, naît, ressuscite, s'efface, rejaillit, tremblante, démoniaque, heureuse. Et cela dans l'admirable silence du mouvement, des rythmes infinis. Vivre est la danse d'un funambule. Je m'accorde à penser que je ne suis que pour très peu dans cette sorte d'amoncellement que je n'appellerai jamais un Journal, tant cela est plutôt le fruit d'une force qui me pousserait pour continuer à aller sur les routes, à traverser des versants, à disparaître dans des combes, des sous-bois, pour rejaillir enfin à la tombée du soir quand les dernières bêtes rentrent aux étables, plutôt qu'une oeuvre, fût-elle de rêverie. Aux livres, j'ai souvent préféré la belle palpitation du monde et suis allé au dehors pour amasser toute la chaleur du soleil, sa bonté inouïe. J'ai flâné longtemps sans jamais me lasser de cette contemplation peu ordinaire, les hommes étant plutôt requis aux durs travaux, bien qu'eux aussi aient sans aucun doute rêvé une autre vie. Leurs visages sont sans mensonge. Les plis de leurs yeux disent la vérité. Sous ce ciel, il y a trop d'injustice et cette injustice soulève en moi des tempêtes. Ce chant massif, je l'entends. Cela vous donne, si j'osais ce mot, une sorte de responsabilité, d'humilité à l'égard de chaque phrase, de chaque être que vous fûtes un jour amené à croiser.