«Longtemps, la langue française fut pour Mali
un sujet de division intérieure, un objet de
vénération plutôt que d'amour, une passion
froide. Tout se passait pour elle comme si les
mots confisquaient les choses au fur et à mesure
qu'ils les nommaient, comme s'ils prenaient
la réalité en otage, la dominaient, la frappaient
d'abstraction. Les noms communs avaient,
inexplicablement, valeur de noms propres, si
bien que la lune ou la rose s'appelaient lune et
rose au même titre qu'elle s'appelait Mali.
Quand elle disait qamar ou ward, la lune et la
rose, à peine nommées, connaissaient le sort
d'un rêve défait par le réveil. Et lorsqu'elle écrivait
l'arabe, c'était encore une lutte intraitable
contre les fantômes de la version française. Un
obstacle invisible contrait l'élan de sa main trop
pressée de maîtriser et de conquérir. Le souvenir
des lettres latines brisait le rythme et l'ouverture
des lettres arabes qui, couchées ou debout,
se heurtaient à des frontières qui n'étaient pas
les leurs. Écrire l'arabe, c'était, pour Mali, faire
un jardin avec de l'encre et du papier.»