Fruit d'une tradition collective et d'un génie individuel, tel est le style de celui que l'on considère traditionnellement comme l'un des premiers grands écrivains de langue française et l'inventeur du roman. Dans une perspective de stylistique historique, ce qui pouvait constituer le socle rhétorique de l'écriture de Chrétien de Troyes est minutieusement examiné selon une méthode comparative appuyée sur les arts poétiques de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe siècle. L'écriture des seuils, qui initient une réflexion spéculaire sur l'écriture, les structures de la fiction, qui cherchent à installer l'effet de réel en privilégiant ce qui donne de la profondeur et traduit la complexité, le choix d'une représentation multiple et parfois mystérieuse de la réalité, soutenue par l'hétérogénéité des points de vue et les procédés du dialogisme, la nécessité enfin d'une composition d'autant plus solide et rigoureuse que l'oeuvre est fondée sur la disparate et « faite de morceaux » caractérisent notamment l'originalité du nouveau roman. En dépit d'une stéréotypie contrecarrant le désir d'analyse, l'impression reçue est celle d'une grande modernité ; elle vient sans doute de ce que nous avons tendance aujourd'hui à apprécier le genre romanesque selon une perspective essentiellement narratologique, qui néglige l'aspect esthétique : au Moyen Âge, sous la plume de Chrétien de Troyes, le roman était aussi poème... Le maître champenois l'élabore en collectant ce qui n'était que sporadique ou timide jusque-là, en faisant entrer en résonance des données qui viennent des chansons de geste, des chroniques et surtout de la triade des protoromans antiques. Il poursuit progressivement, au fil de son oeuvre, le travail de transformation initié : c'est un synthétiseur de génie et un créateur original. Il permet ainsi à l'oeuvre de prendre, d'un tenant, de la hauteur, tout en s'embellissant de multiples ornements et en faisant jouer la lumière du sens : sous sa plume, le roman s'édifie à l'instar des cathédrales gothiques qui voient le jour à son époque.