Comment caractériser les relations entre système de pouvoir et usages de l'outil statistique en URSS ? Existe-t-il une particularité des enquêtes sociales et des recensements de population dans les pays socialistes ? Dès la révolution d'Octobre, l'outil statistique a servi à l'édification du socialisme. La situation était inédite : nouveau type d'État, nouveau modèle socio-économique et nouvelle forme de production des données. L'usage des chiffres - comptabilité et statistiques - devint un instrument politique dans la mesure où la légitimité du nouvel État et le bien-fondé de son action politique devaient reposer sur des preuves scientifiques et chiffrées. De ce point de vue, l'usage massif de la quantification comme outil de gouvernement en URSS offre un cas d'analyse particulièrement intéressant.
Si, dans le domaine de la statistique, l'arrivée des bolcheviks au pouvoir a bénéficié de l'héritage de structures créées sous le tsarisme - les bureaux statistiques des zemstva -, dirigées par des statisticiens qui concevaient leur discipline comme une science, le fonctionnement de celles-ci et les travaux effectués furent, dès les années 1920, l'objet de tensions de plus en plus fortes entre dirigeants politiques et statisticiens. Ces derniers défendaient une conception scientifique de la production des données chiffrées tandis que leurs dirigeants y voyaient un outil au service de l'État et de la planification soviétiques, et de la construction d'une société sans classes.
L'histoire de la statistique socialiste repose sur l'effort d'adaptation des statisticiens face à cette nouvelle donne et au puissant cadre de la planification. La portée du débat et l'évolution qui s'ensuivit jusqu'à la fin de l'ère soviétique conduisent à s'interroger sur le contenu réel de ce qui fut présenté comme un profond changement dans la quantification des activités et des phénomènes économiques et sociaux. L'étude des différends et des controverses renseigne sur la place des professions intellectuelles et scientifiques dans la Russie socialiste et apporte un éclairage important sur la façon dont ses dirigeants se représentèrent la société et la manière de la gouverner.