On ne pouvait l'oublier quant on l'avait vu. Son teint d'une pâleur olivâtre, ses abondants cheveux noirs, qu'il a gardés tels jusqu'à la fin de sa vie, ses yeux fauves à l'expression féline, couverts d'épais sourcils dont la pointe inférieure remontait, ses lêvres fines et minces un peu bridées sur des dents magnifiques et ombrées de légères moustaches, son menton volontaire et puissant accusé par un méplat robuste, lui composaient une physionomie d'une beauté farouche, étrange, exotique, presque inquiétante : on eût dit un maharadja de l'Inde, ayant reçu à Calcutta une parfaite éducation de gentleman et venant se promener en habit européen à travers la population parisienne. Cette tête nerveuse, expressive, mobile, pétillait d'esprit, de génie et de passion.
Pour Eugène Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte les feuillets avec un oeil sûr et profond ; et cette peinture, qui procède surtout du souvenir, parle au souvenir. [...] Sacrifiant sans cesse le détail à l'ensemble, et craignant d'affaiblir la vitalité de sa pensée par la fatigue d'une exécution plus nette et plus calligraphique, il jouit pleinement d'une originalité insaisissable, qui est l'intimité du sujet.
En 1845, Eugène Delacroix, pressé par son médecin, se rend aux Eaux-Bonnes prendre les eaux. Il ne restera qu'une vingtaine de jours aux pieds des Pyrénées. Même s'il reste préoccupé par les travaux gigantesques qui l'attendent à Paris, Delacroix n'a pas oublié de peindre, ainsi qu'il l'avait promis avant son départ. Il rapportera de ce voyage un carnet, nommé depuis lors le Carnet des Pyrénées, ainsi que quelques aquarelles et dessins jetés sur des feuilles de vergé. Ce voyage, négligé par la critique et trop souvent oublié des historiens de l'art, aura une influence indéniable sur la production ultérieure du peintre : la montagne envahit ses toiles dont elle constitue désormais un élément de décor récurrent.