Lorsque Rilke rencontre Verhaeren en 1905 dans l'appartement du poète belge à Saint-Cloud, Rilke, à presque trente ans, est encore le secrétaire de Rodin. Verhaeren, à cinquante ans, est déjà au faîte de son oeuvre et jouit d'un immense prestige dans l'Europe entière. Avant même qu'ils ne se soient parlé, Rilke se sent «de bonnes affinités silencieuses» avec Verhaeren. Les années ne feront que renforcer ce premier sentiment. À Stefan Zweig, qui écrit sur le poète belge, Rilke déclare en 1907: «On n'exagère jamais lorsque, pour parler de Verhaeren, on reporte tel quel sur son oeuvre tout l'amour qu'on éprouve pour son être.»
Verhaeren meurt accidentellement le 27 novembre 1916 à la gare de Rouen: «La mort effroyable de Verhaeren, écrit Rilke, m'a touché au plus profond de moi-même, comme une privation intime, c'était l'ami qui avait et me communiquait la plus grande force.» Car si Verhaeren, par sa nature, arrive à forcer la porte de l'univers, Rilke doit attendre patiemment, douloureusement, qu'elle s'ouvre à lui. En janvier 1919, Rilke découvre un recueil posthume de Verhaeren, Les Flammes hautes. Tout à coup le passé ne semble plus mort, un message se transmet de poète à poète, la communion reprend: «La vie [...] à présent veut continuer; ma passion est de louer, entre toutes les voix qui se sont élevées alors et méritent toujours de vivre, la voix puissante et véridique du grand ami.»
De la voix du poète revenue en février 1922 pour lui faire écrire dans un même «ouragan» la fin des Élégies et les Sonnets, il tire un texte étonnant, rédigé entre la Dixième et la nouvelle Cinquième élégies: la Lettre du jeune travailleur. Cette lettre est adressée à un poète, «Monsieur V.», initiale derrière laquelle se devine sans peine la référence à Verhaeren. Dans un mouvement de colère, le jeune ouvrier lui confie son profond malaise à l'égard d'une compréhension dévoyée du christianisme et lui rapporte cette prière d'un ami très proche: «Donnez-nous des maîtres qui célèbrent l'Ici-Bas.» Désormais libéré des contraintes qui l'étouffaient et parvenu à son tour à la pleine possession de son art, Rilke conclut la lettre à Verhaeren par ce suprême éloge: «Vous êtes, vous, un de ces maîtres.»