Joyce a ses quarks, Flann O’Brien a sa théorie mollyculaire, faisant siens les propos d’Einstein selon lequel si une idée n’est pas au premier abord absurde elle n’a aucun avenir. De son vrai nom Brian O’Nolan (1911-1966), O’Brien s’avère être un auteur protéiforme féru de mystification, voyageur au cœur de l’absurdité apparente des choses. Romancier iconoclaste, chroniqueur acerbe au Irish Times sous le pseudonyme de Myles na Gopaleen, fonctionnaire atrabilaire d’une administration irlandaise kafkaïenne et surtout satiriste talentueux, son point de vue sur la littérature et la société de son époque est particulièrement original. Qualifié par Joyce d’auteur résolument comique, il offre néanmoins des angles d’analyse plus sombres et complexes quand on en vient à se pencher sur ce qui sous-tend sa philosophie du langage et son rapport au monde. Ainsi son chef-d'œuvre Le Troisième Policier est une longue prosopopée au carré : roman narré par un mort publié après la mort de l’auteur lui-même. Le présent ouvrage tend à éclairer de façon synthétique les méandres de la création d’un auteur qui entre whiskey et cigarettes parvint à faire de l’Irlande un théâtre où la farce le dispute à l’allégorie infernale et cocasse. Derrière les excès de la parodie, se dessine une réflexion subtile sur les mécanismes langagiers et la condition humaine. Typiquement irlandais par les thématiques qu’il aborde, de la culture du pub à son goût pour la satire hyperbolique swiftienne, O’Brien n’en demeure pas moins un écrivain universel abordant les confins de l’expérience de l’écriture et de l’incarnation. À la façon des bouffons shakespeariens, la sagesse d’O’Brien se révèle dans son apparente folie ou idiotie. Nulle surprise dès lors que la critique ait vu en lui tantôt un précurseur du postmodernisme, tantôt un écrivain du divertissement pascalien. Dans Swim-Two-Birds, Le Pleure-misère et Le Troisième Policier O’Brien (dé-)construit une cosmogonie portative où le statut de l’artiste est questionné avec force. Dans ce périple au bout du langage, merveilles et désillusions, réalité et fiction se confondent dans une spirale ironique aussi jubilatoire qu’intrigante.