Si la petite fille ignore encore l'alphabet, elle a pourtant appris déjà à s'abstenir de poser aux grands les questions qui lui brûlent la langue : de toute manière, la plupart du temps, les grands ne savent pas. Ils ne savent pas, par exemple, pourquoi il y a la guerre ni quand elle s'achèvera, ni pourquoi il faut aller au bunker en pleine nuit, sur le porte-bagages du vélo de maman, ni si on se souvient de quelque chose quand on est mort. Mieux vaut interroger les nuages dans le ciel, les gouttes de pluie sur la vitre, les pierres dans la cour, la grenouille sculptée sur la margelle du puits comblé de terre. La petite fille ne s'en prive pas, et si les grands se bornent à hocher la tête ou à serrer les poings, les nuages, eux, ont des choses à dire, et les cailloux aussi, les champs, les bosquets, la route militaire, et le petit tramway qui s'arrête devant la porte et déverse sur le trottoir ceux qui viennent enterrer leurs morts au cimetière d'en face... Pour eux - pour les morts et pour ceux qui vont mourir -, le jardinier polonais, inlassablement, lie les gerbes et tresse les couronnes, tandis que tante Marthe vend aux survivants plantes et fleurs en pots.
Il y a maman qui ne dit rien. Il y a tante Marthe qui attend le retour de son aîné dont on est sans nouvelles. Il y a Robert-qui-vole, le plus jeune, qui va partir à son tour à la guerre. Tout le monde pense qu'il vaudrait mieux qu'il n'y aille pas et qu'il va pourtant bien falloir qu'il y aille. Mais pourquoi ?
La réponse est dans le vent, dans les visages somnolents ou terrorisés au fond du bunker, dans les hochements de tête du jardinier polonais qui pique avec application les fleurs fraîches dans les couronnes. Elle est dans les silences de maman, dans le rire éclatant de Robert-qui-vole, dans le tricot toujours recommencé de tante Marthe et dans le travail des taupes dont le remue-ménage nocturne préfigure le cataclysme proche.