Voici le livre d'un chevalier, d'un allemand inconnu, porte-parole plutôt que porte-glaive, le livre d'un «ami de Dieu», «sage, raisonnable, juste et sincère». On le disait «chevalier teutonique», «prêtre et custode» du monastère de Francfort : il n'est plus, ne reste et ne restera à jamais que «l'Anonyme» - comme on dit «l'Apôtre» pour Paul ou «le Philosophe» pour Aristote.
L'auteur du Petit Livre de la Vie Parfaite n'est pas Maître Eckhart. Il n'a ni sa culture scolastique ni la force et la violence de sa prédication allemande. Il a ce qui lui est propre : une vue claire, précise, accessible à tous, de ce que peut et doit être une «vie parfaite». C'est ce qui a fait la prodigieuse fortune de cet opuscule où se sont reconnus et se reconnaissent ceux que tout, un temps, séparait : catholiques et protestants, réformateurs et romantiques, mystiques et spirituels, alchimistes et théosophes, religieux et laïcs.
L'idée eckhartienne de «vie heureuse» a trouvé, dans le texte de l'Anonyme, le principe et le vecteur de la plus impérieuse des contagions.
Alain de Libera