En 1923, deux ans avant sa brusque disparition, René Ghil publie Les Dates et les Œuvres, grand ouvrage rétrospectif et se voulant définitif, à forte teneur (et saveur) polémique et autojustificatrice, d'un intérêt majeur. Non seulement, en effet, il y raconte par le menu – de son point de vue, certes, qui est très différent de celui de l'historiographie généralement reçue – les années d'affrontement entre Symbolisme et Poésie scientifique (c'est le sous-titre), de 1883 à 1892, et apporte un éclairage très précieux sur les avant-gardes et les querelles des années 1919-1922, recouvertes ensuite par la grande vague surréaliste ; – mais on y trouve, au passage, les portraits de maints protagonistes plus ou moins illustres (Jean Moréas, Gustave Kahn, Stuart Merrill) ; maints éloges de personnages moins connus, mais qui apparaissent comme d'intéressants acteurs de la vie littéraire et intellectuelle d'alors (George Bonnamour et Gaston Moreilhon, Marcello-Fabri, les frères Jamati) ; maintes anecdotes et évocations (ses « visites à Verlaine », sa conversation avec Sully Prudhomme, les « Mardis de Mallarmé »...) ; de brèves mais pénétrantes analyses d'œuvres de poètes ou de critiques les plus divers, et un essai complet sur Mallarmé – non dénués d'admiration sincère, de vivacité et de nuance, et volontiers rehaussés de quelque trait d'humour, quelquefois mordant –, qui en font un ouvrage en définitive fort agréable et passionnant, pour qui s'intéresse à l'époque, ou à son auteur. Les Dates et les Œuvres forme avec les deux essais de 1909 et 1920, repris intégralement dans la même collection sous le titre De la Poésie-Scientifique & autres écrits, un ensemble parfaitement cohérent, marquant l'évolution, l'affermissement et la stabilisation de la pensée la plus personnelle – au moment où elle se dégageait totalement de sa prime gangue symboliste – d'un Ghil que l'on découvre plus serein, mais non moins combatif...