Il n'existe en Lorraine aucun site officiel chargé d'histoire à partir duquel pourraient s'instituer des pratiques commémoratives ou une dynamique de patrimonialisation concernant les héritages d'immigration. Les auteurs de cet ouvrage analysent le cercle vicieux des pratiques, profanes ou savantes qui ont snobé, effacé, ignoré ou escamoté l'essentiel des pans de la mémoire de l'immigration, contribuant ainsi à reléguer sa reconnaissance dans un atermoiement sans fin. Au-delà même du monde universitaire, ce « trou de mémoire sur l'immigration », concerne plus largement la « bibliothèque lorraine ». Après une lecture fouillée des ouvrages grand public dans des rayonnages des bibliothèques municipales ou des médiathèques, la conclusion est sans appel : à l'encontre des réalités de la société locale, le Lorrain resterait le Lorrain de souche lorraine d avant toute immigration ! L'invisibilité sociale apparaît ainsi comme une dimension essentielle du non lieu de mémoire. Et la sociologie de la domination permet de rendre compte des processus qui construisent ces logiques d'occultation ou d'exclusion. Pourtant le non lieu de mémoire n'a pas qu'une simple dimension négative : ce sont les approches ethnographiques de l'anthropologie urbaine qui permettent aux auteurs d'explorer cette seconde face des non lieux de l'immigration. La ville des mémoires urbaines passe ainsi par des signes, des marquages de l'espace, des jalons d'une présence, des espaces intermédiaires, des modes d'auto-reconnaissance pour des groupes discriminés qui échappent aux espaces de relégation ou d'insertion que les politiques publiques leur fabriquent. Et même si elles restent méconnues, souterraines ou invisibles, les mémoires de l'immigration s'affirment toujours paradoxalement dans la tension, le détour, un art de la ruse ou de la contrebande dans « les lieux de l'autre ». De ce point de vue, l'autonomie symbolique des cultures populaires chère à Michel de Certeau se vérifie ainsi à travers l'exemple des ritournelles de l'immigration kabyle étudiées dans cet ouvrage. C'est ainsi que, sans jamais venir à bout de l'invisibilité sociale, la chanson kabyle en immigration a su faire bouger les frontières pour contourner les impasses discriminantes de la représentation et imposer des sonorités nouvelles sur la scène publique.