«L'homme moderne s'est déjà dépersonnalisé si profondément
qu'il n'est plus assez homme pour tenir tête à ses
machines. L'homme primitif, faisant fond sur la puissance
de la magie, avait confiance en sa capacité de diriger les
forces naturelles et de les maîtriser. L'homme posthistorique,
disposant des immenses ressources de la science, a si
peu confiance en lui qu'il est prêt à accepter son propre
remplacement, sa propre extinction, plutôt que d'avoir à
arrêter les machines ou même seulement à les faire tourner
à moindre régime. En érigeant en absolus les connaissances
scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la
puissance matérielle en impuissance humaine : il préférera
commettre un suicide universel en accélérant le cours de
l'investigation scientifique plutôt que de sauver l'espèce humaine
en le ralentissant, ne serait-ce que temporairement.
Jamais auparavant l'homme n'a été aussi affranchi des
contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus
il n'a été davantage victime de sa propre incapacité à développer
dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains
; dans une certaine mesure, comme je l'ai déjà suggéré,
il a perdu le secret de son humanisation. Le stade extrême
du rationalisme posthistorique, nous pouvons le
prédire avec certitude, poussera plus loin un paradoxe déjà
visible : non seulement la vie elle-même échappe d'autant
plus à la maîtrise de l'homme que les moyens de vivre
deviennent automatiques, mais encore le produit ultime -
l'homme lui-même - deviendra d'autant plus irrationnel
que les méthodes de production se rationaliseront.
En bref, le pouvoir et l'ordre, poussés à leur comble, se
renversent en leur contraire : désorganisation, violence,
aberration mentale, chaos subjectif.»
«L'homme posthistorique»