L'art ornemental est devenu à notre regard contemporain synonyme de marginalité et d'insignifiance. Or il suffit de déplacer notre point de vue vers d'autres cultures éloignées de nous par le temps ou par l'espace pour modifier radicalement ce jugement. Il est question ici d'un moment crucial de notre propre passé, celui qui vit la mainmise du pouvoir d'Auguste sur l'Empire romain (44 avant J.-C. - 14 après J.-C.), accompagnée d'un renouvellement complet de l'art ornemental dont les effets se font sentir jusqu'à nous. Un des monuments les mieux conservés de la Rome antique a joué un rôle décisif dans cette révolution des formes et sert de référence tout au long de l'ouvrage : l'autel de la Paix Auguste (ara Pacis Augustae). L'extraordinaire composition végétale qui orne les quatre côtés de l'enceinte en marbre de ce monument comporte deux messages. Le premier est crypté et renferme un contenu dynastique : c'est tout le destin de la famille impériale qui est ainsi végétalisé, et on rencontre au détour des volutes d'acanthe aussi bien les navires en déroute de la flotte de Cléopâtre et Marc Antoine au cours de la bataille d'Actium (31 avant J.-C.) qui scella la victoire définitive de l'Occident romain sur l'Orient hellénisé, que l'évocation du double suicide par lequel, l'année suivante, les deux amants d'Alexandrie quittèrent la scène de l'histoire.
Le second message des rinceaux de l'autel de la Paix Auguste est de nature esthétique. Car ce décor constitue un véritable manifeste pour un art ornemental classique, contemporain de l'Art poétique d'Horace et inspiré par lui. Il s'agissait d'abord d'en finir avec la dérive de l'ornement à l'époque des guerres civiles qui déchirèrent Rome pendant un siècle : ce n'était au cours de ces années terribles qu'évocations extravagantes du chaos, par lesquelles les meilleurs artistes du temps donnaient forme aux rêveries ressuscitées de physiciens pythagoriciens qui, comme Empédocle, avaient imaginé plusieurs siècles auparavant les convulsions des origines du monde, et ces visions fantastiques nourrissaient alors l'espoir des hommes en un renouvellement du monde. Pour satisfaire les mêmes aspirations mais au service d'un pouvoir soucieux de stabilité et de hiérarchie, Auguste imagina un art ornemental fondé sur la conception fixiste de la physique épicurienne et renvoyant l'image d'un cosmos organisé et fécond. Il y fut aidé par le génie poétique de Virgile, dont un seul vers des Eglogues est à l'origine de la plus radicale et de la plus durable entreprise de renouvellement des formes de l'histoire.