Achevé dans l'urgence et publié au milieu de la Première Guerre mondiale, le présent ouvrage tranche pourtant radicalement avec l'abondante littérature de circonstance qui, en Allemagne comme en France, visait avant tout à conforter l'intransigeance des belligérants. En retraçant la lente émergence, à partir de la Renaissance et de la Réforme protestante, d'une problématique culturelle allemande irréductible, en dépit de la circulation incessante des idées, aux aspirations fondamentales des autres peuples européens, Ernst Cassirer ne se propose nullement de démontrer la supériorité spéculative de la culture germanique, mais cherche seulement à rendre compte de la cohérence interne d'une quête spirituelle enracinée dans une certaine conception de l'individualisme religieux.
C'est en effet la question de l'individu qui domine les débuts de la science en Allemagne ; et c'est toujours elle qui oriente le dépassement de la métaphysique leibnizienne par l'interrogation esthétique puis historique, chez Baumgarten, Lessing, Herder et Winckelmann. Pensé avec Kant comme synthèse de la liberté et de la nécessité, le problème de l'individualité se trouve au cœur des poétiques de Goethe et de Schiller. On le rencontre encore dans la philosophie politique et la théorie de l'Etat, telles qu'elles se déploient de Leibniz à Hegel, en passant par Kant, Humboldt, Fichte et Schelling. Or, cette trame du livre, ici sèchement résumée, s'enrichit de page en page de la réflexion vivante de l'auteur, dont l'érudition incomparable se fond dans une vaste fresque, à la fois historique et systématique, dédiée à l'une des grandes aventures de l'esprit humain.
Par ses évocations et analyses, ses comparaisons et mises en perspective, l'œuvre de Cassirer (1874-1945), annonçant la transformation du criticisme néokantien en philosophie de la culture, reste aujourd'hui encore la meilleure introduction à l'étude du modèle culturel allemand.