La nationalité ukrainienne s’est formée à peu près de la même façon que les nations modernes de l’Amérique, par voie de colonisation...
La première fois que j’eus occasion de faire connaissance avec la poésie populaire de l’Ukraine, c’est en août dernier. Parmi les Russes et les étrangers venus au congrès archéologique de Kief, beaucoup étaient curieux de voir un de ces kobzars, chanteurs ambulants dont la mémoire est un vaste répertoire d’anciennes ballades, et dont le type tend chaque jour à disparaître. La Société géographique s’était mise en rapport avec un de ces artistes, et par une belle soirée d’été on se réunit pour l’entendre dans un bosquet des jardins de l’université. Le chanteur, comme la plupart de ses confrères, est aveugle. Son costume est celui des paysans : un large pantalon petit-russien qui plonge dans de lourdes bottes de cuir, un bonnet de peau de mouton, une svita ou souquenille de laine grossière, dont la couleur est à peu près celle de la poussière des routes. On le fit asseoir sur une escabelle, et les auditeurs formèrent autour de lui un cercle qui devenait à chaque instant plus nombreux. Une seule lampe, presque enfouie dans la verdure, éclairait en plein le visage du kobzar, dont la voix retentissait dans la nuit aussi nette qu’un chant de rossignol. Son nez épaté, sa grande bouche aux lèvres minces, étaient vulgaires, malgré sa barbe grise de patriarche ; la partie inférieure du visage rappelait qu’Ostap Vérésaï n’était qu’un pauvre vagabond ; elle semblait garder l’empreinte des misères triviales et des humiliations de sa vie errante ; mais sûrement ce grand front, haut et bombé, tout ridé et dénudé, ces paupières closes, profondément enfoncées et comme perdues sous d’épais sourcils, avaient leur noblesse, et portaient comme la trace de pensées et de méditations supérieures à la condition de cet homme.