Août 14 : premier mois de guerre. Dans le gigantesque gaspillage de vies humaines qui commence, la Roue rouge de la révolution se met en branle. En mars 17, elle emportera la monarchie. Entre ces deux grands "nœuds" de l'Histoire, pourquoi avoir introduit celui-ci ? Que s'est-il passé, en Russie, en Novembre 16 ?
Rien ou presque rien. Le pays entre dans son troisième hiver de guerre. Le front est figé, enlisé dans les tranchées ; lancés sans fin dans des attaques inutiles, les soldats, résignés, obéissent ; un nouveau contingent de réservistes va être appelé pour compenser les pertes. L'arrière grogne, trafique et s'inquiète ; il y a des grèves dans les usines et des queues devant les boulangeries ; la campagne s'appauvrit, les marchés aux céréales sont désertés ; tout ce qui pense complote : les monarchistes d'un côté, les libéraux de la Douma de l'autre, Lénine à Zurich et les meneurs ouvriers dans les usines de Pétrograd. L'atmosphère est lourde, oppressante, immobile.
Et pourtant, c'est pendant ce mois-là que la roue commence à s'emballer. Une grève trop vite gagnée, la mutinerie d'un régiment de réserve, un discours particulièrement subversif de Milioukov, un flot de mépris qui monte vers les souverains, un vent d'angoisse qui souffle sur la campagne... Dans toutes les couches de la société, on sent - avec crainte ou dans l'enthousiasme - que quelque chose approche, inéluctablement.
Ce mouvement qui nous paraît aujourd'hui irrésistible, pouvait-on l'arrêter ? La question informulée court à travers le livre, lui donnant la valeur universelle d'une réflexion sur le mûrissement des révolutions.
Mais c'est un romancier qui parle : un homme qui pense et sent en images et dont le premier but est de ressusciter dans toute sa richesse foisonnante et contradictoire un monde englouti. L'énorme documentation qu'il a réunie en URSS, puis en Occident - sténogrammes de débats, mémoires, correspondances, récits oraux des acteurs eux-mêmes ou de leurs enfants -, Soljénitsyne l'utilise tout autrement que ne le ferait un historien de métier. Son effort vise non pas à parler lui-même, mais à la faire parler, elle, le plus haut et le plus clair possible. Il choisit, tranche, concentre, assemble : et, sans réserves, il prête à chaque personnage sa voix passionnée. Ainsi entrons-nous aussi bien dans le monde intérieur du militant bolchevique qui arpente le pavé de Pétrograd en préparant une grève générale que dans celui de la tsarine haïe de tous, énergique et impuissante. Chacun se dresse devant nous avec sa vérité irréfutable. Sans doute n'a-t-on jamais fait revivre l'Histoire avec une aussi violente sympathie.