L'échéance du futur est toujours présente à la pensée de Stendhal : fondateur de l'idée de modernité, il
pressent en elle la décadence de la civilisation ; sa critique de ce qui a pu être pour lui l'avenir porte sur
notre présent à nous. Cette thématique suivie par les articles de Michel Crouzet rassemblés ici commence
à Henry Brulard qui inscrit son enfance dans la Révolution, il puise son énergie dans l'ivresse de la révolte,
mais aussi dans la quête de la République qui implique une sociabilité plus large et plus généreuse. Mais
enfant du siècle il veut se guérir du mal du même nom car dans le consentement mélancolique à la douleur,
à la solitude, à l'esprit de sérieux, il perçoit le nihilisme du désenchantement.
Vient ensuite l'analyse du lien indestructible entre Stendhal et Napoléon : c'est le désir de gloire, le désir de
l'immortalité laïque qui les attache l'un et l'autre à l'humanisme classique et unit le conquérant à l'écrivain.
Pour Stendhal romantique et républicain, la beauté ne peut naître que dans la liberté. Il y a donc trois
époques de l'art et trois libertés : les républiques antiques, les républiques italiennes du moyen âge, la liberté
des Modemes libéraux, mais elle s'annonce comme tristement stérile puisqu'elle étouffe les forces affectives
qui pour le Romantique sont l'essence même de l'homme.
Libéral, Stendhal l'est pourtant, le prouve son incarnation en marchand de fers dans les Mémoires d'un
Touriste : la société civile sous Louis-Philippe, mais sans lui, dûment séparée de l'Etat, apparaît alors dans
toute sa gloire, toute sa prospérité, emportée par un mouvement qui, avec quelque ironie à coup sûr, réjouit
le romantique qui est aussi un moderne pour qui existe la vie économique.
L'âme de la démocratie, c'est le souci politique, et les souffrances et les indignations qui ont tourmenté
Stendhal ; les articles qu'il a écrits dans les revues anglaises sous la Restauration sont une sorte de
thérapeutique de la politisation. Stendhal machiavélien au fond tend vers un réalisme qui désaffecte la chose
politique et annonce l'objectivité du réalisme romanesque : il utilise le même matériau et transforme le
principe de sa représentation.
Le Mythe du Nord dont Michel Crouzet tente d'approfondir la signification est aussi pour le romantique la
voie d'accès à une définition de la modernité : Stendhal le prend bien comme repoussoir pour
méditerraniser le romantisme. L'étude des récits des voyages en Angleterre de Custine et de Taine, deux
stendhaliens, explicite comment survit le mythe dans leur analyse impitoyable de tous les aspects la société
industrielle la plus avancée.
C'est elle qui a inventé le travail anglais qui est sans doute pour Stendhal la grande catastrophe des temps
modernes, il menace la vie en la réduisant à la survie et condamne à mort la culture, qui implique une
surabondance de la vie qui ne se trouve que dans l'oisiveté. Et si le mot singulier est dans tous les écrits
stendhaliens d'un emploi énigmatique et pléthorique, c'est peut-être parce qu'il contient une mise en question
de tout ce qui relève de la représentation rationnelle : Stendhal se met du côté de l'unique, du contingent, de
l'imprévu, du gratuit, du fortuit, de l'étrange, de l'indéterminable, etc. : c'est le côté du désir et de la beauté.