Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Je le dis, le redis, sans cesse partout l’affirme. Je m’écris dans des livres, des textes, des pièces sonores. J’ai décidé de devenir personnage de fiction quand j’ai réalisé que j’en étais déjà un. A cette différence près que je ne m’écrivais pas. D’autres s’en occupaient. Personnage secondaire d’une fiction familiale et figurante passive de la fiction collective. J’ai choisi l’écriture pour me réapproprier mon corps, mes faits et gestes, et mon identité.
S’écrire mode d’emploi, début.
Écrire, pourquoi. On connaît les réponses célèbres. Mais, ici, justement : pas de réponse.
On revient creuser en arrière les livres déjà écrits. Il s’y jouait quoi, de soi ? On s’y est pris comment, on a buté sur quelle part d’abîme ? On en a pris quoi pour le livre suivant ?
Des questions posées ici chaque paragraphe après chaque paragraphe, nul de nous n’est indemne. A preuve la référence Artaud. A preuve le questionnement renvoyé au monde, le réel dans sa profusion d’image, le réel comme seul terrain du risque, et comment assumer ce risque.
Sauf que. Modestement, ici, on met en page, on propose des formats, et on met en circulation. D’un texte discret, on souhaite seulement que la question résonne. Auteur c’est un travail, il faut du temps, du désarroi, il faut savoir progressivement rejoindre ces limites de soi-même.
s’écrire, non pas à nu, mais parfaitement à vif
Et la suite :
sans le tissu soyeux de la fiction classique, sans les transferts, les masques
Pour rebondir :
et tous les ornements qui rendent plus confortables tant le pacte d’écriture que celui de lecture
Importe de comment et d’où cela parle. Des livres et de la théorie sur l’autofiction, il n’en manque pas (ce texte est l’intervention préparée par Chloé Delaume pour un colloque à Cerisy, qui se termine aujourd’hui même). Mais ce qui s’énonce ne part pas de ce qu’on sait, ce qui s’énonce part de l’inconnu où la suite successive des livres, où chaque livre l’un après l’autre, nous a emportés.
Ainsi, s’écrit une autobiographie, l’auteur revenant à rebours sur chaque tentative, depuis l’autonomie de ces tentatives. Mais précisément, son histoire alors devient cette construction par l’inconnu, pan à pan.
Chloé Delaume n’a pas beaucoup varié de chemin depuis ses Mouflettes d’Athropos. Son chemin s’est élargi, densifié, compliqué : les performances peuvent valoir à égalité des livres, en particulier depuis les « Sims » (Corpus Simsi. Le personnage même de l’auteur a pu devenir en partie indépendant de ce qui reste, à elle comme aux autres, le lot ordinaire de la lecture qu’on affronte, du temps à la table, des traversées de silence – voir, dans ses Remarques, ce qui transparaît du livre en préparation pour Fiction & Cie au Seuil. Son chemin est une exploration mentale, là où cela suppose d’affronter, démonter, pousser, représenter les obstacles matériels et concrets qui sont la seule et fine tension du monde et du langage, où précisément se retourne cette expérience du mental mis en écriture.
Ainsi, ce texte met à mal la façon dont a été reçue la trilogie « télévision » de Chloé Delaume (Les Sims, J’habite la télévision, La nuit je suis Buffy Summers) : la mise en expérience est volontaire (« 22 mois de flux télévisé continuel »), et l’outil qu’on affronte mêle les forces financières, les bulldozers d’affadissement culturel (citation de patrick Le Lay, ex manager de TF1 aux ordres du groupe de béton Bouygues), et la façon dont le monde est pour nous, même si Schopenhauer nous en avait prévenu, représentation dans sa façon même de nous englober.
La fin de Buffy Summers renvoie à une fiction tout entière contenue dans l’expérience psychique d’une narratrice en hôpital psychiatrique : boucle parfaite avec un des livres les plus dangereux de Chloé Delaume : Certainement pas.
Il n’y a pas, chez Chloé Delaume, refus de la théorie. On passe par Debord, Stiegler ou Benassayag. Mais : Autofiction : comme en physique quantique le fait d’observer change l’état de ce qui est observé. Autofiction : le sujet n’observe pas seulement ce qu’il vit, le sujet vit ce qu’il observe. Et c’est cela qu’il nous faut comprendre, chemin en 14 stations parce qu’autant sont les phases d’écriture successives qu’a traversées Chloé Delaume. La vie, pas l’écriture. Accepter qu’il y ait une limite, valider la notion de limite. Faire le deuil de l’immersion totale.
Ce qui est dangereux, c’est de faire de l’autofiction une catégorie reconnaissable, une spécialité dans le rayon littérature. C’est bien commode, justement pour les colloques, les unités de valeur ou même la courbe des ventes. Ça peut rater aussi.
Si ce texte est important, c’est qu’il nie cette possibilité de frontière close : c’est la notion de fiction que dès le premier paragraphe on décortique, et auquel on rend sa complexité, dans cette tension entre Je et monde, ou ce que Chloé Delaume assigne comme Je-monde.
Il y a la littérature, et comme elle nous place en bascule devant ce qui ne se nomme pas, mais exige qu’on se nomme soi pour un instant y tenir. Et ce qu’on nomme, alors, n’est pas l’habitat social ordinaire du je. Pour Chloé Delaume, dès le départ, c’était en s’assignant un nom qui soit fiction, un personnage qui puisse se traverser par l’ampliation qui commence.
Respect.
FB