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Dans cet essai – un de ses plus accomplis – Stefan Zweig aborde la figure du géant russe aux yeux perçants, « ces yeux qui sont les plus vigilants, les plus sincères et les plus incorruptibles de notre art moderne », qui sut écrire et décrire la vie comme personne avant lui. Se penchant en particulier sur la « crise » morale qui mena cet artiste incomparable à renier son œuvre et l'art, Zweig, à la fois critique et admiratif, raconte comment le grand écrivain est devenu « un homme humanité » et sa vie une légende pour les générations futures. Traduction intégrale d'Alzir Hella et Olivier Bournac, 1928.
EXTRAIT
Soudain, en une nuit, tout cela perd son sens, n’a plus de valeur. Le travail répugne à ce travailleur, sa femme lui devient étrangère, ses enfants indifférents. La nuit, il se lève de son lit, tout bouleversé ; il va et vient comme un malade, sans repos ; le jour, il s’assied apathique, la main endormie et l’œil figé, devant sa table de travail. Une fois, il monte l’escalier à la hâte pour aller enfermer dans l’armoire son fusil de chasse, afin de ne point tourner l’arme contre lui-même : parfois il gémit comme si sa poitrine éclatait, parfois il sanglote comme un enfant dans la chambre sans lumière. Il n’ouvre plus aucune lettre, ne reçoit plus aucun ami : ses fils regardent craintivement, et sa femme avec désespoir, cet homme brusquement assombri. Quelle est la cause de ce changement soudain ? La maladie ronge-t-elle secrètement sa vie ? La peste s’est-elle abattue sur son corps ? Un malheur lui est-il advenu du dehors ? Que lui est-il arrivé, à Léon Nicolaïewitsch Tolstoï, pour que lui, le plus puissant de tous, soit soudain privé de joie et que le plus grand homme de la terre russe soit si tragiquement désolé ? Et voici la terrible réponse : rien ! Il ne lui est rien arrivé, ou, à proprement parler, chose plus terrible encore, ce qu’il a rencontré c’est le néant. Tolstoï a aperçu le néant derrière les choses. Il y a dans son âme une déchirure ; une fissure s’est produite en lui, fissure étroite et noire, et, malgré lui, son œil chaviré regarde fixement dans ce vide, dans ce néant sans nom, dans ce nihil et ce non-être, — cette autre présence, étrangère, froide, sombre et insaisissable, qu’il y a derrière notre propre vie, chaude et gonflée de sang, — regarde l’éternel néant derrière l’être éphémère.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Impossible de lire les pages que l'écrivain autrichien condamné par les nazis consacre à Tolstoï sans songer à la fin tragique, il y a 75 ans, de l'auteur de "La confusion des sentiments". - AFP, Le Point
Biographie 2 en 1. Qui dit mieux ? Un vrai plaisir ! - Sophiecal, Babelio