J.-K. Huysmans est surtout connu comme l'auteur d'un chef-d'oeuvre célébrissime, À Rebours, roman crépusculaire, catalogué sous le vocable commode et aguichant du genre « décadent ». Ce qui l'est moins, et qui n'avait pas échappé à quelques-uns de ses contemporains et non des moindres, Léon Bloy et Barbey d'Aurevilly, c'est que le fameux roman n'était qu'une étape de la « route » qui devait mener l'auteur « à contempler la face de Dieu » selon le premier, « aux pieds de la croix » selon le second.
Les Trois primitifs, l'un des derniers textes écrits par Huysmans, confirment la justesse de vues des deux écrivains. Ultimes moment de la « route » qui mena Huysmans, dans sa quête d'un réel véridique, du « naturalisme » au « réalisme mystique », le texte témoigne d'un intérêt exceptionnel : d'abord, il atteste la continuité sans faille de la fascination huysmansienne pour l'art insurpassable des Primitifs et la place éminente de la passion esthétique dans son itinéraire vers la foi catholique mais surtout, la magistrale et emportée description du Retable de Mathias Grünewald doit être considérée comme un véritable testament : le Christ qui s'y montre sous l'effigie scandaleuse d'un Dieu mourant à la chair abominablement putréfiée bientôt transfigurée en un corps sublime incarne parfaitement la double dimension d'un réel désormais entier en lequel chair et esprit, réalisme et mysticisme ne se repoussent plus mais se génèrent l'un l'autre. Le Retable est pour Huysmans la réalisation irréfutable de cette possibilité, la confirmation de la justesse de sa foi.
Les lignes écrites sur Grünewald témoignent d'un accomplissement, d'une parfaite osmose entre un style et une vision. Huysmans n'y est pas seulement un écrivain, une langue, il est aussi « un oeil », il est celui qui sait voir « comme personne n'a vu », écrira Remy de Gourmont, et le Christ qui apparaît dans l'entrelacs du texte huysmansien est le Dieu le plus implacablement réel qui soit.