«J'ai honte de rapporter tout cela et je ne sais point comment exposer les faits, en en laissant la partie la plus terrible dans l'encrier. Plût à Dieu que j'eusse connu d'autres épisodes pour meubler l'histoire de ma vie, qui ne puissent rappeler l'excessive rigueur avec laquelle m'a traité mon ancienne maîtresse, me mettant dans l'obligation de recourir à la fuite pour épargner à mon corps endolori les punitions interminables qu'il ne pouvait plus supporter. Aussi préparez-vous à voir une faible créature errant au milieu de souffrances atroces, livrée à des contremaîtres et sur laquelle la mauvaise fortune s'est acharnée sans retenue.
J'ai peur de décroître dans votre estime et de la perdre totalement, mais considérez, Monsieur, quand vous lirez mon histoire, que je suis un esclave et que l'esclave est un être mort devant son maître»...
C'est en ces termes édifiants que, le 25 juillet 1835, Juan Francisco Manzano, «marron du syllabaire», annonçait au célèbre mécène cubain Domingo del Monte la remise prochaine du manuscrit de son Autobiographie, oeuvre maîtresse de l'abolitionnisme littéraire dans la grande île.
Contrairement à l'abondance de «récits», «mémoires» ou «histoires véridiques» bien connus d'esclaves de l'aire anglophone des plantations du Nouveau Monde, l'oeuvre que l'on propose au public francophone en version bilingue est le seul témoignage de la main d'un esclave dans les Antilles espagnoles au XIXe siècle qui nous ait été conservé. Au surplus, l'histoire de vie de Manzano doit être regardée comme le tout premier roman cubain, si, suivant l'opinion d'Unamuno, il n'est rien de plus romanesque qu'une Autobiographie.