Une façon de chanter
Il aura fallu sa disparition pour que me revienne que c'est à Joseph, le compagnon de ma jeunesse, que je devais ma première guitare. Un présent inestimable pour affronter la modernité quand déferlait sur nos têtes rurales la folle exubérance des groupes anglais qui nous forçaient à bouger nos corps empruntés. À quoi nous n'avions pas été préparés. La bande-son de notre enfance était rudimentaire : les cloches de l'église, le chant des coqs, et derrière le mur du jardin les seules notes d'un piano sous les doigts d'Émile. Cette pauvreté musicale était d'autant plus étonnante que nous venions d'une famille de musiciens. Ma mère qui dans le souvenir de sa soeur jouait si bien, pourquoi nous avait-elle privés de musique quand on apprenait qu'un naufragé volontaire avait dû son salut aux partitions de Bach embarquées dans son canot ? C'est ainsi que je mis les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu, jouant mal de plusieurs instruments, courant les routes, une guitare en bandoulière, sommant une charmante vieille dame de me donner des cours de piano, reprenant dans un anglais approximatif les hymnes du temps, demandant au jeune homme sombre derrière l'écran de ses cheveux de mettre en refrain sa mélancolie. « Si je me plains c'est une espèce de façon de chanter », écrivait Rimbaud à sa mère, du rocher brûlé d'Aden. Voilà très précisément ce qu'il faut entendre : une espèce de façon, de chanter.