La liberté d'expression : un privilège démocratique ? La création d'une chaîne
d'information pluraliste dans une pétromonarchie de la péninsule arabique
laisse perplexe. Pourtant, la plus populaire des chaînes arabes s'est rapidement
imposée dans le paysage médiatique mondial, au point de devenir une source
d'information de référence sur la scène internationale, même pour ses concurrentes
occidentales.
Comment expliquer qu'Al Jazeera se soit affirmée comme un espace de liberté
alors qu'elle était dépendante de la famille régnante du Qatar ? Comment interpréter
la création par l'État d'un média pluraliste dans un système politique dominé
par une oligarchie tribale où les institutions démocratiques n'existaient pas encore ?
Comment la chaîne a-t-elle pu relayer pendant des années les aspirations démocratiques
des peuples du Moyen-Orient - allant jusqu'à jouer un rôle crucial dans
la diffusion des révoltes tunisienne, égyptienne et libyenne sans menacer le régime
de l'Émirat ? Jusqu'où a-t-elle relayé la politique étrangère du Qatar ? A-t-elle
occulté ses affaires intérieures ? Comment la société locale a-t-elle réagi à la
chaîne ? Plus de dix ans après le lancement d'Al Jazeera, ces questions sont
restées largement irrésolues. La diffusion de vidéos d'Al-Qaida par des studios
situés à quelques dizaines de kilomètres du Commandement central américain
dans le Golfe reste à cet égard le plus célèbre des paradoxes de ce média hors
normes.
Ce travail précurseur, fondé sur une analyse exhaustive des émissions de la
chaîne arabe et des entretiens sur le terrain avec de très nombreux acteurs et
témoins, montre comment, au sein d'une monarchie tribale, a émergé un discours
médiatique pluraliste qui a su efficacement concurrencer les normes de production
de l'information du journalisme occidental.