L'«Idiot» est le personnage central de l'ensemble de ces dialogues qui
rassemblent deux livres sur la sagesse, un troisième sur l'esprit et un
quatrième sur l'usage de la balance comme instrument de mesure
universelle. Étymologiquement, le mot signifie «l'homme simple»
et «ignorant», au sens où il n'est initié à aucun savoir. Il se reconnait
et se dénomme comme tel, non sans humour et une pointe de provocation
badine, mais qui veut incarner avant tout l'ironie socratique.
L'Idiot n'est pas un savant, c'est un petit artisan qui fabrique des
ustensiles d'usage courant : des cuillers en bois. Sa science, dit-il, ne
se trouve pas dans les livres écrits par les hommes, mais dans le livre
de la nature. Porte-parole de Nicolas de Cues, il personnifie la docte
ignorance, qui n'est pas un scepticisme mais une nouvelle forme de
savoir, un gai savoir pourrions-nous dire, fondé non sur l'érudition
livresque mais sur l'expérience directe, un savoir qui se «savoure» -
sapientia vient de sapere, se plaît-il à souligner - et non qui se transmet,
un savoir qui produit quelque chose et non un savoir stérile.
Ce que l'homme simple proclame sur la place du marché, à Rome,
comme jadis Socrate sur l'agora, à Athènes, est qu'il faut distinguer
la sagesse, qui est science de ce monde, «science qui enfle» (livres I
et II), de la sagesse qui consiste en un savoir intérieur (livre III). Le
thème augustinien de la sagesse intérieure, étrangère à celle du
monde qui rend orgueilleux, et celui du savoir tiré du grand livre
de la nature se superposent sans s'exclure. Ce qui les unit est que la
science physique est conjecturale et structurellement utile et féconde.
Mais, parce qu'elle est conjecturale, elle peut aussi se convertir à la
docte ignorance et devenir trésor de sagesse intérieure et mystique
sans, toutefois, se soustraire à son engagement scientifique dans le
calcul.