De Bruant à Piaf, la chanson réaliste a déroulé ses couplets
lancinants, ses mélodrames de faubourgs et ses ambiances
noires. Un siècle de chansons cristallisant l'âme d'une époque,
une sensibilité qui prend la forme d'un plainte portée presque
toujours par des voix de femmes. Premières formes de la chanson
réaliste, les goualantes de la fin du XIXe siècle à Paris reprises
par Bruant constituent la première étape de la construction d'une
mythologie des bas-fonds dans la chanson. Yvette Guilbert,
Eugénie Buffet ouvrent le chemin à la chanson réaliste du XXe
siècle, au déploiement de l'imaginaire féminin de la voix vers
une esthétique des larmes et de la douleur. Figures majeures
émergeant de la multitude de chanteuses réalistes peu connues ou
obscures aujourd'hui, Fréhel, Damia, Piaf dégagent chacune à
leur façon un espace vocal et visuel original ; le présent essai
tente d'approcher le charme, le pouvoir de cette voix chantée, et
des gestes narratifs qu'elle creuse.
C'est ce régime particulier de l'oeuvre chansonnière auquel
s'attache cette recherche, comme entrecroisement de la petite et
de la grande histoire, comme fusion brève et intense entre l'imaginaire
de la voix féminine et l'imaginaire du peuple.