Il faut admettre l'existence d'une pensée mythique antérieure au
mythe qui contribuerait à engendrer ce dernier et resterait latente en
lui. Dès qu'une mythologie s'institue, le sens tend à se figer : les récits
portant sur la vie des dieux prennent alors une forme généalogique,
c'est-à-dire systématique. S'opposant radicalement à la pensée mythique,
la métaphysique est en continuité avec les mythes constitués. Alors
même qu'elle répudie le mythos et prétend n'avoir d'autre arme que le
logos, la métaphysique prolonge et accomplit l'effort visant à fixer le sens.
Carnap a donc raison de supposer que «la métaphysique s'est développée
à partir du mythe» : mais il ne voit pas que le mythe tout comme la
métaphysique sont parties prenantes d'un même mouvement visant à faire
reculer l'empire du sens. À l'orée du XIXe siècle, Schelling, avec des
accents prophétiques, annonça une «mythologie de la raison». Très
vite, on comprit que ce projet était réalisé depuis toujours, que la
métaphysique elle-même produisait des mythes ; et c'était à qui retrouvait
au plus vite les mythes au coeur de la raison, pour mieux les extirper, les
éliminer - quand ce n'est pas pour y élire demeure, comme l'a fait
Heidegger. Est alors perdue la leçon qu'on aurait dû tirer de l'histoire
de la métaphysique : que la volonté d'expurger le mythe ne peut
qu'opposer un récit à un autre récit et, ce faisant, relancer le mythe. Ce
qui est vrai de la métaphysique l'est également de ce récit
antimétaphysique que constitue la science moderne.