Y a-t-il des liens entre ma lecture de l'épopée homérique et mon
action dans la Résistance militaire, avec les risques qu'elle comportait
? À la réflexion, ces liens me sont apparus très clairs, qui ont
tissé, entre mon interprétation du monde des héros d'Homère et
mon expérience de vie, comme un invisible réseau de correspondances
orientant ma lecture «savante» et privilégiant, dans l'oeuvre du
poète, certains traits : la vie brève, l'idéal héroïque, la belle mort.
Cette confrontation entre passé et présent, entre l'objectivité
distante du savant et l'engagement passionné du militant, ne pouvait
manquer de déboucher sur les problèmes de la mémoire qu'abordent
plusieurs chapitres de ce livre. Notamment sur les difficultés que
rencontre l'historien du temps présent pour parler de ces Années
noires, de ces années écoulées, certes, mais qui ne passent pas, qui
restent trop présentes dans les souvenirs, et leurs enjeux trop actuels,
pour qu'on puisse en traiter avec le détachement et le recul propres
à ce qui est entièrement révolu. Témoignage des survivants, documents
écrits, archives, sur quoi s'appuyer, à qui, à quoi se fier ?
L'«affaire Aubrac» a ainsi constitué dans le débat entre historiens,
comme dans la confrontation entre résistants et historiens, un point
de non-retour, mettant en pleine lumière le fossé qui sépare
l'enquête du savant et la mise en scène journalistique.
Mais, au-delà de l'actualité, le problème autour duquel s'organise
l'ensemble du livre concerne le franchissement des frontières : entre
passé et présent, proche et lointain, familier et insolite, finalement,
pour chacun de nous, entre ses souvenirs et lui-même.