Après de solides études en philosophie dont le souvenir ne s'effacera
jamais, le romancier de la Recherche du temps perdu enfouit cette culture
dans son oeuvre, où la mention de divers philosophes joue un rôle
anecdotique - la véritable philosophie se trouvant là où aucun penseur
n'est nommé ; sa pensée ne se rattache à aucune doctrine prépondérante,
bien que la sienne en évoque un très grand nombre.
En envisageant de front cet éclectisme philosophique, la présente enquête
ne repose sur aucun apparentement a priori. Ce faisant, elle restitue
l'entreprise de Proust au vaste patrimoine philosophique occidental qui
forme son horizon. La pensée d'une multitude de philosophes vient se
refléter dans les pages de la Recherche : il s'agit de répertorier ces reflets,
et plus encore de s'interroger sur la raison de leur extrême diversité,
donc d'essayer de théoriser cet éclectisme.
Mais selon quels critères valider ces multiples échos ? Un autre parti
adopté a été de reconstituer la culture philosophique de Proust dans
sa réalité - en partant de ses papiers scolaires, de ses programmes du
baccalauréat et de la licence de philosophie. Pour la première fois, les
manuels scolaires et les cours suivis ont été pris en compte (notamment
une version manuscrite du cours d'Alphonse Darlu), et les ouvrages de ses
divers professeurs ont été confrontés à son oeuvre. On ne peut nullement
dire que la philosophie de Proust doive tout à ce qu'on lui a appris. La
consultation de ce qu'il a effectivement lu et entendu replace simplement
l'examen de sa doctrine dans l'exacte perspective de son émergence. Le
romancier transcende les apories philosophiques qu'il rencontre sur son
chemin, par quoi il refonde la philosophie de son temps. Et dans les cas,
délimités, où il accueille telle quelle la pensée qui lui a été enseignée, le
créateur ramasse alors ses forces et s'appuie sur ce fonds pour développer
une éclatante et imprévisible invention romanesque.